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— Qu’avez-vous donc, commandant, à regarder ce chapeau comme s’il était tombé du ciel ? Après tout, ce n’est qu’un vieux galurin dont un épouvantail ne voudrait même pas pour passer l’hiver…
— C’est peut-être un vieux galurin, en effet, Bill, répondit Morane, mais pas un vieux galurin comme les autres. C’est celui que portait notre lanceur de grenades…
Le visage de Bill Ballantine, s’était soudain fait grave.
— Le chapeau de notre lanceur de grenades, fit-il en écho. Nous l’avons donc la preuve qu’il est bien passé par ici…
— La preuve ? dit Bob avec un haussement d’épaules. Ne l’avais-je pas déjà puisque je l’ai vu, de mes yeux, pénétrer dans cette boutique ?… Non ce n’est pas cela. Il y a autre chose : la présence de ce chapeau ici m’ouvre de nouveaux horizons…
— De nouveaux horizons, de nouveaux horizons, maugréa l’Écossais. Pour moi, l’affaire est claire : notre lascar aura traversé la maison et, pendant que vous demeuriez au-dehors, il se sera esquivé par une porte de derrière… Il doit depuis longtemps s’être perdu dans la nature à présent…
Pourtant, Morane ne paraissait pas convaincu par les arguments de son ami.
— S’il a simplement traversé la maison, dit-il, pourrais-tu m’expliquer comment il a pu perdre son chapeau, et pourquoi celui-ci se trouve justement derrière le rideau de cette étagère ?…
Ce dernier argument parut ébranler légèrement la certitude du colosse, qui dut reconnaître :
— Cela me paraît bien étrange, en effet, et puis un chapeau que l’on a sur la tête ne se perd pas si facilement, surtout dans un endroit où ne souffle pas le moindre vent… Reste à trouver une explication à cela…
Pendant de longues secondes, Bob Morane demeura pensif.
— Déjà un fait, minime en soi, m’avait paru insolite, finit-il par dire. Pourquoi tout à l’heure, dans la boutique, l’épicier a-t-il oublié que sa cliente terminait chaque soir ses achats par une boîte de litchis ? Cette cliente parut d’ailleurs s’en offusquer…
— L’épicier peut, comme tout le monde, avoir eu un moment d’oubli, fit remarquer Bill. Il ne faut quand même pas voir partout, dans le fait le plus bénin, l’intervention de l’Ombre Jaune…
— Peut-être as-tu raison, Bill, convint Morane, mais ce n’est pas sûr. Le moindre petit indice ne peut être négligé… Et puis, il y a ce chapeau. Pourquoi le lanceur de grenades l’a-t-il perdu et pourquoi se trouvait-il justement sous la tenture de cette étagère ?
Bill poussa un grognement.
— Je dois reconnaître une fois encore, commandant, que cela est assez troublant. Quelle explication pouvez-vous fournir ?
Depuis un moment, Bob Morane considérait l’étagère avec un intérêt croissant, détaillant les boîtes de conserve et les bocaux posés sur les rayons.
— La seule façon de trouver l’explication dont tu parles, Bill, finit-il par dire, c’est de demander à ces rayons de nous livrer leur secret et, pour cela, nous allons devoir nous intéresser à eux de plus près.
Bob s’était mis à extraire un à un bocaux et boîtes de l’étagère, pour les poser sur le sol. Bill aidant, il fallut peu de temps pour que les rayons fussent presque vides. Soudain, Ballantine poussa une exclamation.
— Ça par exemple ! On dirait que cette boîte pèse une tonne ! À moins qu’elle ne soit fixée au rayon…
Intéressé, Morane inspecta la lourde boîte de fruits que son compagnon ne parvenait pas à déplacer. À son tour, il essaya de la soulever, mais en vain.
— Tu as raison, Bill. Elle doit être fixée au rayon, à moins que…
Au lieu de continuer à vouloir soulever la boîte, il la fit tourner sur elle-même, ce qui produisit un petit crissement régulier faisant songer à celui produit par une roue dentée à crémaillère. Bob fit ainsi accomplir un tour sur elle-même à la boîte et, soudain, toute la partie inférieure de l’étagère coulissa vers la gauche, découvrant une ouverture haute d’un mètre environ et au-delà de laquelle on distinguait l’amorce d’un escalier de briques.
Les deux amis s’étaient légèrement reculés. Ils inspectèrent longuement le passage puis Bob hocha la tête.
— C’est ici que notre lanceur de grenades aura perdu son couvre-chef. Dans sa hâte de passer par cette ouverture, il en aura heurté du front la partie supérieure de l’encadrement, et son chapeau sera tombé sans qu’il prenne le temps de le récupérer…
— Qu’est-ce qu’on fait, commandant ? interrogea Bill. On va jeter un coup d’œil là-dedans ?
Morane fit la moue.
— Je ne pense pas que ce serait bien sage, mon vieux Bill. Mieux vaut tout remettre en place et aller chercher du renfort… Inutile d’aller nous fourrer dans un guêpier… Mais le géant ne semblait pas de cet avis.
— Pourquoi attendre ? fit-il. Après tout, il peut ne s’agir là que d’une cache sans issue, au fond de laquelle notre lanceur de grenades se sera réfugié. Dans ce cas, il nous faudrait le coincer au plus vite. Si nous nous éloignons, au contraire, il aura le temps de s’éclipser et nous perdrons ainsi une précieuse source de renseignements qui nous permettrait peut-être de parvenir jusqu’à Ming…
Cet argument fit fléchir la volonté de Morane. De toute façon la curiosité, qui chez lui était souvent la plus forte, le poussait.
— Tu as raison, Bill. Si notre homme se cache là-dedans, il nous faut l’épingler avant qu’il ait eu le temps de tirer sa révérence. Allons-y…
Braquant sa minuscule torche électrique, le Français se baissa et s’engagea dans le passage, Bill sur les talons. Ils descendirent une dizaine de marches et pénétrèrent dans un étroit couloir voûté. Là, ils s’immobilisèrent.
— On continue ? interrogea Ballantine.
Pendant quelques secondes, Bob hésita, puis il se décida brusquement :
— On continue, mais pendant quelques minutes seulement. Si ce couloir se prolonge, nous revenons sur nos pas et prévenons Gains…
La galerie ne devait se prolonger que sur une dizaine de mètres, et ils débouchèrent dans un petit caveau à la voûte très basse et au sol et aux murs faits de briques, tout comme le sol et les murs de la galerie qu’ils venaient de suivre. Ce qui attira aussitôt leur attention, ce fut l’homme couché sur le sol : un Chinois nu-tête et vêtu d’un imperméable gris mouillé de pluie. Au côté gauche de sa poitrine, le sang formait une tache plus sombre. Cependant, il n’était pas mort, car une de ses mains bougeait encore faiblement.
Immédiatement, Bob Morane et Bill Ballantine l’avaient reconnu.
— C’est notre homme, fit Ballantine !
— Aucun doute là-dessus, approuva Morane. Je reconnaîtrais ce vieil imperméable entre mille… J’espère que nous n’arrivons pas trop tard…
Déjà Bob se penchait sur le blessé. Du doigt, il lui toucha la joue ; une joue molle, souple et chaude, vivante. À ce contact, l’homme ouvrit les yeux et ses regards, déjà voilés par l’approche du trépas, se posèrent sur Morane. Peut-être le reconnut-il. Toujours est-il que ses lèvres s’agitèrent, pour laisser tomber dans un souffle ces mots sans suite :
— L’Ombre Jaune… Failli dans ma mission… Dacoïts… Poignardé…
Les lèvres devinrent soudain blanches comme de la craie, s’immobilisèrent, et la tête retomba de côté jusqu’à ce que la joue touchât les briques du sol. Bob se releva.
— Il est mort, dit-il. Le poignard des dacoïts de Monsieur Ming ne pardonne pas…
— Pourquoi l’a-t-on tué ? interrogea Ballantine qui n’avait pas entendu les dernières paroles du mourant.
— Il devait nous exécuter, expliqua Morane, mais il a échoué et Ming l’a su, sans doute par l’épicier qui m’a reconnu quand j’ai pénétré dans la boutique… Le châtiment ne s’est pas fait attendre. Un dacoït attendait ce malheureux ici et l’a poignardé. Quand on se fait homme de main de l’Ombre Jaune, on ne peut se permettre le moindre échec…
— En ce qui nous concerne, nous n’avons plus rien à faire ici, mieux vaut quitter ce souterrain et prendre contact avec Gains au plus vite…
Se détournant du corps inanimé de l’homme qui avait trouvé la mort faute d’avoir pu la dispenser lui-même, ils voulurent quitter l’étroit caveau mais, quand Morane braqua le faisceau de sa lampe vers l’entrée de la galerie par laquelle ils étaient venus, il ne la trouva plus. Là où quelques minutes plus tôt béait une ouverture, il n’y avait plus maintenant qu’un épais mur de maçonnerie, sans la moindre solution de continuité, tout comme si cette ouverture n’avait jamais existé.
*
En vain, les deux amis avaient cherché l’entrée du passage, mais sans en découvrir la moindre trace. Ils ne devaient pas non plus découvrir le mécanisme permettant de le démasquer.
— Pourtant, fit Bill avec lassitude, puisque ce passage a été ouvert puis refermé, il doit y avoir moyen de le faire s’ouvrir à nouveau… Si nous pouvions découvrir la commande du mécanisme…
— Peut-être cette commande, n’existe-t-elle pas, dit Bob. Tout peut fonctionner automatiquement. Quand, là-haut, la portion inférieure de l’étagère glisse sur elle-même, le passage ici s’ouvre en même temps. Au bout d’un certain délai, il se referme automatiquement, et il n’y a plus moyen alors de l’ouvrir qu’en faisant à nouveau glisser la partie inférieure de l’étagère dans l’arrière-boutique…
— Tout cela est bel et bien, mais nous voilà enfermés dans la souricière, à nous demander à quelle sauce Monsieur Ming va nous dévorer.
— Lui seul le sait, dit Bob. Mais ce n’est pas une raison pour attendre ici les événements en nous tournant les pouces. Puisque nous ne pouvons revenir en arrière, allons de l’avant…
Tout en prononçant ces dernières paroles, le Français braquait le rayon de sa torche vers l’entrée d’un autre passage s’ouvrant au fond de l’étroit caveau.
— Continuons par-là, dit-il. Nous finirons bien par arriver quelque part…
— Il y a cependant une chose que vous oubliez, commandant, fit remarquer Bill Ballantine. La pile de votre petite torche électrique n’est pas inépuisable. Avant une demi-heure, nous serons plongés dans les ténèbres…
— Ce n’est pas si sûr, dit Morane. Peut-être notre lanceur de grenades va-t-il nous fournir le supplément de lumière dont nous avons besoin…
S’approchant du corps inanimé, Morane s’accroupit et récupéra la lourde torche électrique qu’il avait remarquée auparavant à proximité de l’épaule du défunt. Rapidement, il fit jouer le contact de la torche et une vive lumière jaillit. Bob poussa une exclamation de triomphe.
— Voilà ce qu’il nous faut ! dit-il. Avec cette lampe, nous avons plusieurs heures de lumière. Ensuite, nous verrons bien… De toute façon, il s’en passe des choses en plusieurs heures…
Ils se dirigèrent vers l’entrée de la seconde galerie, dans laquelle ils s’enfoncèrent. Combien de temps marchèrent-ils ainsi, de passage en passage ? Parfois, un escalier, toujours descendant, s’offrait à eux. Puis c’étaient de nouveaux passages, de nouvelles galeries, de nouvelles salles, toutes d’origine assez ancienne, car le salpêtre couvrait les murs de briques. Parfois cependant, des réparations récentes se révélaient. Des plaques de ciment plus frais remplaçaient les vieilles briques effritées. Des poutres soutenaient des voûtes affaissées, des arcs-boutants empêchaient des murs branlants de s’écrouler.
Après avoir erré pendant près d’une heure dans cet inextricable labyrinthe, à travers lequel ils auraient eu bien de la peine à retrouver leur chemin, ils débouchèrent dans une vaste salle contre les murs de laquelle s’amoncelaient des caisses oblongues couvertes de caractères chinois. Ils s’en approchèrent et eurent presque aussitôt un mouvement de recul. De plusieurs de ces caisses, éventrées par le temps qui avait pourri leurs planches, des débris humains s’échappaient. Ici, un squelette presque entier, aux os retenus encore par les ligaments solidifiés ; à un autre endroit, un crâne avait roulé ; là, une des caisses, en s’écrasant sur le sol, s’était ouverte telle une noix vide, révélant la forme d’un corps momifié.
— Des cercueils !… s’était exclamé Bill. Des centaines et des centaines de cercueils !…
— Oui, des cercueils, fit Bob en écho, et dont la plupart, si l’on s’en rapporte à l’état de pourriture du bois dont ils sont faits, remontent à un certain nombre d’années, plus de cinquante ans sans doute. Nous nous trouvons assurément dans une ancienne nécropole chinoise. Une sorte de salle d’attente de l’Au-delà, où les corps des défunts attendaient de partir vers la lointaine terre des Ancêtres…
— Nous serions donc au cœur même de Kowa, fit Bill. Bob approuva de la tête.
— Oui, Bill, nous nous trouvons dans Kowa, la mystérieuse ville souterraine de Chinatown, devenue à présent, nous ne pouvons en douter, la Cité de l’Ombre Jaune…
Il y eut un long silence, que Bill rompit en réprimant un frisson.
— Brrr… Cet endroit me donne froid dans le dos… Si nous continuions notre route…
— De toute façon, fit Bob, c’est tout ce qui nous reste à faire puisqu’il nous est impossible de revenir en arrière. Si nous le faisions, nous ne retrouverions jamais le chemin par lequel nous sommes venus et nous nous égarerions davantage…
En hâte, ils traversèrent la sinistre nécropole et s’engagèrent dans une nouvelle galerie. Ils marchèrent encore pendant dix minutes environ, puis l’aspect des souterrains changea. Les galeries se firent plus larges, leurs murs, de vétustes, prirent un aspect de neuf révélant de récents aménagements. Finalement, une lumière brilla devant eux et ils purent éteindre leur lampe. Continuant dans les semi-ténèbres, ils débouchèrent dans une nouvelle salle, toute neuve celle-là, ou tout au moins complètement rénovée, car les murs de briques avaient disparu sous une sorte de ciment dont la blancheur relative éclatait à la lumière des lampes électriques accrochées à la voûte. De chaque côté de cette salle, des alvéoles étaient aménagées, un peu semblables à celles d’un caveau à vin. Pourtant ce n’étaient pas des bouteilles qui reposaient dans ces alvéoles ; chacune d’entre elles contenait un homme étendu qui semblait dormir profondément. La plupart étaient des Chinois mais, parmi eux, Bob et son ami reconnurent plusieurs Occidentaux, tous portant l’uniforme d’officier de l’armée des États-Unis.
— Ces hommes ne sont pas morts, fit Morane après avoir fait les constatations d’usage. Ils dorment seulement d’un sommeil léthargique, toute vie suspendue…
Bill Ballantine fit la grimace.
— Je n’aime pas cela du tout. Plus nous avançons dans ces maudits souterrains, plus nous y sentons la présence de Monsieur Ming…
Bob Morane opina de la tête.
— Aucun doute, fit-il, notre ennemi est sous tout cela. Il a dû truquer cette ancienne cité souterraine pour en faire un repaire à sa mesure… Sans doute ne sommes-nous pas encore au bout de nos étonnements…
Longuement, Morane demeura songeur, puis il se secoua pour continuer :
— Avançons encore… Nous finirons bien par arriver quelque part…
Ils s’engagèrent dans une nouvelle galerie s’ouvrant devant eux. Elle était éclairée par des lampes électriques accrochées au plafond sous des grillages métalliques, et ils pouvaient progresser rapidement. Au fur et à mesure qu’ils avançaient un bruit leur parvenait : une sorte de ronronnement ténu venant des entrailles du sol semblait-il, comme si toute une machinerie fonctionnait en dessous d’eux, une machinerie parfaitement réglée dont le bourdonnement possédait tout juste l’intensité d’une respiration régulière.
— Quand on se trouve dans un des repaires de l’Ombre Jaune, dit Bill, il y a forcément quelque machine infernale en train de fonctionner quelque part…
— Sans doute une génératrice, supposa Bob. Cette cité souterraine doit produire sa propre lumière…
Il se tut, demeura un instant silencieux puis reprit comme pour lui-même :
— Une génératrice… ou autre chose…
Ils n’eurent pas le loisir de formuler de nouvelles suppositions sur cette mystérieuse machinerie, car ils venaient de déboucher dans une nouvelle salle à peine éclairée par une seule lampe suspendue à la voûte et qui, ne parvenant pas à percer complètement les ténèbres, gardait les murailles plongées dans une épaisse pénombre.
Les deux amis s’étaient avancés à travers la salle jusqu’à parvenir au centre, sous la lampe. C’est alors que la lumière se fit soudain plus intense, pour se changer en une clarté crue, aveuglante, révélant chaque détail de l’endroit, et ils purent se rendre compte qu’ils n’étaient pas seuls. Appuyés aux murailles, des hommes disséminés en plusieurs groupes les guettaient. Insensiblement ils se mirent à bouger, se déployant en un double éventail afin d’interdire toute fuite aux intrus.